Le GIEC de l’alimentation ? Zoom sur le HLPE, groupe d'experts internationaux sur la sécurité alimentaire

Regard d'expert·e 24 juillet 2025
Le très connu GIEC rassemble les connaissances scientifiques du monde entier autour du changement climatique. C’est sur la base de ses résumés et scénarios que s’adossent ensuite les négociations internationales sur le climat. Pour la sécurité alimentaire, une institution similaire existe : le Groupe d'experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (en anglais « HLPE-FSN »). Discret, complètement indépendant, le HLPE a déjà fourni une vingtaine de rapports depuis sa création en 2010. Éclairage avec Akiko Suwa-Eisenmann, l’actuelle présidente, et Patrick Caron, chercheur au Cirad et président du HLPE de 2015 à 2019.
Pour assurer la résilience de nos systèmes alimentaires, il faut considérer l'ensemble des maillons de la chaîne, de la production à la consommation, en passant par la transformation et la distribution. Ici, producteur sénégalais en maraîchage © R. Belmin, Cirad
Pour assurer la résilience de nos systèmes alimentaires, il faut considérer l'ensemble des maillons de la chaîne, de la production à la consommation, en passant par la transformation et la distribution. Ici, producteur sénégalais en maraîchage © R. Belmin, Cirad

Pour assurer la résilience de nos systèmes alimentaires, il faut considérer l'ensemble des maillons de la chaîne, de la production à la consommation, en passant par la transformation et la distribution. Ici, producteur sénégalais en maraîchage © R. Belmin, Cirad

L’essentiel

  • Le HLPE a pour mission d’identifier les enjeux prioritaires pour le Comité sur la sécurité alimentaire mondiale. Tous les quatre ans, le groupe d’experts fournit au CSA un rapport qui se veut un état des lieux, réunissant connaissances scientifiques et non scientifiques.
  • Le dialogue entre le HLPE et le CSA fonctionne comme une interface sciences-politiques à l’international sur la sécurité alimentaire, au même titre que le travail du GIEC ou de l’IPBES alimente les négociations politiques sur le climat et la biodiversité.

En 2008, les émeutes de la faim éclatent presque à la surprise générale. Le Comité de la sécurité alimentaire mondiale (CSA), organisme intergouvernemental des Nations Unies, n’a pas vu venir la crise. Résultat : le CSA se transforme et en 2010 naît le HLPE-FSN (High Level Panel of Experts on Food Security and Nutrition), groupe d’experts internationaux qui a pour but d’éclairer et d’alerter le CSA sur les questions émergentes, prioritaires, persistantes en matière de sécurité alimentaire.

Le HLPE éclaire et recommande ; le CSA prend les décisions politiques en négociation avec les États membres, la société civile et le secteur privé. Une organisation qui marche et qui prouve que « le multilatéralisme fonctionne encore », selon Akiko Suwa-Eisenmann. En quinze ans, le HLPE a produit de nombreux rapports et dossiers de synthèse, parfois sur des thématiques taboues sur la scène internationale, comme c’était le cas de l’agroécologie en 2017. 

Akiko Suwa-Eisenmann © FAO/Cristiano Minichiello

© FAO/Cristiano Minichiello

Akiko Suwa-Eisenmann est économiste et directrice de recherche à l’INRAE. Initialement spécialiste des politiques commerciales dans les pays dits en développement, elle s’est intéressée à l’impact social et économique de l’ouverture commerciale sur les populations : revenus, consommation, bien-être. Akiko Suwa-Eisenmann est présidente du HLPE depuis 2023. Elle est en parallèle professeure à l’École d’économie de Paris.

 

Patrick Caron © DR

© DR

Patrick Caron est chercheur au Cirad et spécialiste des systèmes d’élevage et des dynamiques territoriales. Il a notamment travaillé sur l’analyse du rôle du territoire dans les transformations rurales, en particulier au Brésil, en Afrique australe et au Proche-Orient. Patrick Caron a été nommé en novembre 2015 président du HLPE, fonction qu’il a occupée jusqu’en octobre 2019. Il est aujourd’hui président d’Agropolis International et président du conseil d’administration de CGIAR.

Sur quelles thématiques phares travaille actuellement le HLPE ?

Akiko Eisenmann : Le premier objectif du HLPE est de faciliter la compréhension des enjeux autour de la sécurité alimentaire mondiale. La problématique est immense, chacun est concerné, et il existe une montagne d’informations parfois bonnes, parfois mauvaises. C’est extrêmement compliqué d’avoir une lecture claire de ce qui se passe réellement. Nous, au HLPE, on s’attache à enlever le désordre et à en dégager les priorités. 

Pour faire cela, on a besoin de données, et c’est l’un de nos chevaux de bataille actuellement. Avec le recul de l’aide internationale, la plupart des collectes de données ne sont plus financées. C’est le cas par exemple du Famine Early Warning Systems Network, qui rassemble depuis 1985 tout un tas d’indicateurs, comme les prix du marché alimentaire ou les précipitations. Il permet d’identifier les zones à risque et d’évaluer le nombre de personnes menacées par la faim. À l’heure où je parle, ce réseau est fermé. Idem pour les Demographic and Health Surveys, des enquêtes représentatives au niveau national sur la santé et la nutrition, et menées depuis 1984 dans 90 pays. Si on ne connaît pas la situation alimentaire des gens, on ne peut pas imaginer de politiques…

Cette année, le HLPE a rendu une note de synthèse sur les flux financiers liés à la sécurité alimentaire. On pense souvent aux investissements publics, mais la plupart des flux sont privés et sont le fait des petits exploitants agricoles. Ce sont les premiers à investir dans leur ferme. Or on l’oublie souvent, et surtout on ne le chiffre pas. Et on ne chiffre pas non plus le coût de l’inaction à côté des investissements publics : par exemple, ne pas investir dans une alimentation saine pour sa population va forcément se reporter ensuite sur la santé, avec des maladies chroniques et des coûts pour les hôpitaux publics. 

Les producteurs et les productrices sont les premières personnes à investir dans leur ferme. Tenir compte de ces flux financiers privés est primordial © R. Belmin, Cirad

Les producteurs et les productrices sont les premières personnes à investir dans leur ferme. Tenir compte de ces flux financiers privés est primordial © R. Belmin, Cirad

En amont de la COP Climat qui aura lieu à Bélem en novembre prochain, nous avons également préparé une note sur « Lutter contre le changement climatique, l’appauvrissement de la biodiversité et la dégradation des terres au moyen du droit à l’alimentation ». Le droit à l’alimentation, à notre sens, permet de mettre en cohérence les enjeux autour du climat, de la biodiversité, de l’environnement de manière générale. D’expérience, on sait par exemple que certaines politiques de conservation de la biodiversité peuvent avoir un impact négatif sur la sécurité alimentaire des populations qui vivent autour des aires protégées. Arriver à penser conjointement tous ces enjeux, c’est la clé pour assurer la réussite des politiques publiques.

Le fonctionnement du HLPE est à la fois original et unique. Que peut-on en dire ?

Patrick Caron : Contrairement au GIEC, les rapports et recommandations du HLPE ne font pas l’objet de négociations politiques. C’est la principale différence. En effet, le GIEC est lui-même un organisme intergouvernemental, et ses rapports synthétiques sont soumis à l’approbation politique de ses membres. Chaque mot est soupesé. Le HLPE quant à lui rédige et publie de manière indépendante. En revanche, le HLPE ne se saisit pas lui-même : les rapports produits répondent à des commandes du CSA, et les requêtes sont négociées au sein du CSA. De même, c’est au sein du CSA que les recommandations des rapports du HLPE seront discutées et feront l’objet de recommandations politiques. L’avant et l’après des rapports s’organisent ainsi dans cette arène politique.

Le HLPE est composé d’un comité directeur de quinze membres, tous des scientifiques de renommée internationale. Les membres sont bénévoles, et leur mandat dure deux ans, renouvelable une fois. En parallèle, le HLPE dispose d’un réseau de plus de 2000 experts, et des consultations publiques sont ouvertes pour chaque rapport, une première fois sur le sujet lui-même, et une seconde fois sur la première version du rapport. Ces consultations publiques sont ouvertes au secteur privé et à la société civile. Un groupement important d’agriculteurs peut par exemple émettre un avis, dont le HLPE est obligé de tenir compte.

A. S.-E. : Les modalités de fonctionnement du HLPE sont telles qu’elles permettent de prendre en compte de nouvelles connaissances, au-delà de l’expertise scientifique. La crise de 2007-2008 a montré que les signaux faibles n’avaient pas été entendus, d’où l’importance de ces consultations publiques, qui sont ouvertes à des groupes non scientifiques

Cette ouverture nous assure d’avoir une vision d’ensemble. En tant que scientifiques en interaction avec des membres politiques à haut niveau, nous avons la responsabilité de porter les voix des plus démunis, et de mettre en lumière les effets inattendus des politiques publiques. Nous avons conscience que certaines personnes n’arrivent jamais à la table des négociations car elles évoluent dans des cercles informels, illégaux ou discriminés. Or ces personnes participent tout autant à l’évolution des systèmes alimentaires, et les oublier n’est ni juste, ni pertinent.

Le HLPE participe au Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires d’Addis Abeba, en Éthiopie, qui se tient du 27 au 29 juillet 2025. Qu’allez-vous porter comme message ?

A. S.-E. : Ce Sommet arrive quatre ans après le tout premier Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires. L’objectif est de faire un bilan de ce qui s’est passé depuis 2021 en matière de transformation des systèmes alimentaires, et de voir ce qui reste à accomplir d’ici 2030. Pour le HLPE, c’est un moment privilégié pour demander le renforcement des liens entre la recherche et l’action politique. Nous allons d’ailleurs tenir dans le Sommet une session spécifique sur la science, et le fait de s’appuyer sur le savoir et l’innovation pour assurer des transformations justes.

À travers nos rapports, nous prouvons encore et encore que l’alimentation ne s’arrête pas à la production et à la consommation, mais qu’il faut absolument embarquer tous les maillons des systèmes alimentaires : la transformation, la distribution, le commerce… Si on prend l’exemple des repas collectifs à l’école, c’est parfois le seul repas sûr pour au moins une personne de la famille, en l’occurrence l’enfant. Les cantines constituent aussi des débouchés stables, autant pour les producteurs que pour les transformateurs. En temps de crises, la restauration scolaire est donc un levier crucial capable de contribuer à la résilience du système alimentaire. Sur ce sujet, le financement public vient conforter les investissements privés, et cela demande une très bonne coordination politique entre notamment l’éducation, la santé, le commerce et l’agriculture…

En temps de crise, les repas collectifs à l'école sont parfois la seule manière d'assurer aux familles un repas pour l'enfant. Famille kényane préparant le repas © R. Belmin, Cirad

En temps de crise, les repas collectifs à l'école sont parfois la seule manière d'assurer aux familles un repas pour l'enfant. Famille kényane préparant le repas © R. Belmin, Cirad

P. C. : Le rôle de la science dans les processus de négociation politique pour renforcer l’intelligence collective est clé, et cela s’inscrit dans une trajectoire à long terme. Être présent dans ce Sommet, c’est donc un signal important, et il faut espérer que cela perdure au-delà des grands sommets internationaux qui restent ponctuels.

Le HLPE, en ce sens, est en constant dialogue avec le CSA auquel il rapporte, et bénéficie d’une grande confiance, liée à son caractère indépendant et à la qualité de ses rapports. Les recommandations ne trouvent pas toujours d’échos politiques immédiats, mais l’ensemble des productions est public, et nous croyons avoir réussi bien souvent à orienter l’agenda politique, avec le souhait de contribuer à une transformation durable et juste des systèmes alimentaires.